Exact. Son père était riche. Pas elle. Exact. Sa sœur était en haut de la chaîne alimentaire. Pas elle. Exact. Elle connaissait des gens. Mais est-ce que ces personnes l'écoutaient avec justesse si elle était tout juste capable de cracher du venin ? Aux yeux de Rob, elle n'était que le vilain petit canard de la famille qui essaie de briller dans l'ombre des Siens. Un putain de désespoir. On aurait pu faire un film sur sa vie complètement pathétique. Il aurait voulu lui cracher au visage ce qu'il pensait. Il aurait voulu lui écraser chacun des mégots sur le front. Une petite raclure qui se croit toute permis et qui tombera de haut, de très haut, se dit-il avec une pointe d'amusement à l'idée de la voir dégringoler. Parce que c'était évident qu'elle dégringolerait. Personne ne s'entoure de brutes de décoffrage dans ce genre, encore moins dans une période comme celle d'aujourd'hui. Il fallait bouger ses pions avec délicatesse, avec souplesse. Régir d'une main de fer ne tenait jamais le coup. Première vague. Et tout disparaisse-rait. Il ne tiqua pas une seconde quand elle menaça sa fiancée. Il aurait pu et sans doute dû. Mais, on lui avait déjà fait le coup. Des personnes bien plus importantes que Mila Anderson : elle ne jouait pas dans leur Cour. «Épargne-toi tes menaces, Mila. Tu n'as pas besoin de sortir tout ton stock de menaces et de coups d'éclat.» Elle n'en avait vraiment pas besoin. «Plus que pour une personne, je suis pour une Cause. Une cause que je défends corps et âme. Alors oui, Mila, tu peux aller dire à ceux qui te donnent des ordres qu'on peut me faire confiance, que je suis fidèle à Notre Cause et que je suis prêt à le prouver, que je le prouve d'ailleurs chaque jour. » Il aurait aimé terminer son discours en lui empoignant la tignasse et en lui écrasant le visage contre la paroi métallique en lui faisant jurer que si jamais elle prononçait le nom de Leonor une fois encore, elle boufferait les pissenlits par les racines. Il aurait aimé. Mais il n'en fit rien.

Il avait légèrement insisté sur le fait qu'elle recevait des ordres sans vraiment y avoir prêté attention, juste une petite intonation supplémentaire. Elle pensait être maître d'orchestre. Elle n'était qu'un soldat sur un échiquier. Un pion utile mais qu'on hésitait pas à sacrifier pour déplacer avec plus de facilité ses cavaliers. Pauvre fille, se dit-il. Encore quelques minutes et il redécouvrirait avec soulagement de l'air pur, de l'air frais … d'ailleurs, il écrasa le mégot qu'elle avait balancé quelques minutes plus tôt, qui fumait encore un peu.

Spoiler:

 

« Mes menaces ? Si j'avais vraiment à te menacer, Dawkins, tu finirais avec un parpaing au pied au fond de la Tamise.      » Il écrase le mégot encore fumant, comme un rebelle. Tu regardes le type avec une moue d'un presque dégoût. L'expression des sentiments n'a jamais été ton fort, sauf les sentiments négatifs, curieusement que tu manies avec l'expression parfaite, que tu maîtrises comme s'ils coulaient sur ta peau, s'ambraient dans le cerveau. Négative folie qui pousse toujours tes opinions vers la répugnance, vers l'infernal recommencement des discussions stériles. C'est une plaie, c'est un tourment. C'est au final, un complaisant chemin dans lequel tu glisses toujours trop, sans pouvoir t'en retourner, sans pouvoir de désembourber, comme si la vie ne valait la peine d'être vécue que dans le rougeoiement permanent des joues, dans le sang qui pulse aux tempes avec un répit modéré. C'est une façon de crier au monde ton désaccord pour ce qu'il fait de toi, pour ce qu'il fait subir aux gens de ta nature, de ta forme. C'est une sinécure pour intolérants, une façon qu'ils ont de pointer du doigt la différence. Un déchirement humain, certes, mais que tu ne tolères pas. Ta façon d'envoyer valser des années d'une éducation parfaite, châtiée jusque dans le choix des mots, où chaque phrase doit être pesée avant d'être dite.
Tu t'es éloignée de ça, t'es une gamine un brin rebelle, qui rejette l'autorité que tu aimes pourtant. Pour dégueuler sur le monde, pour apaiser un peu la lame qui lacère, qui taille dans le gras, pour éviter, peut-être de se regarder dans le miroir et d'assumer réellement. Ta façon de fuir les autres, le regard précieux qu'ils pourraient te porter, c'est de les haïr, cette masse grouillante, sans vraiment de distinction. Ce qui a commencé comme une barrière dégoûte maintenant cette même masse que tu cherchais à fuir et ça vient des profondeurs. « Dawkins. Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? J'ai fondé les Héritiers de Salem à dix-huit piges, tu crois vraiment que quelqu'un me donne encore des ordres ?  Je suis l'ordre, je suis la putain de morale.   »Même le paternel n'arrive plus vraiment à te donner d'ordres. Depuis quelques temps, tu déglutis forcément à chacune de ses remarques, tu évites même sa présence, car depuis que ses galons ont explosé, Brian Anderson est un vrai bureaucrate, un vrai fonctionnaire. Il ne prend même plus le temps du discernement, il ne pèse plus rien, il agit dans une perpétuelle fatigue, se contentant de la paix avec les sorciers, avec le partage qu'il juge adéquat des territoires, comme un bureaucrate du vingtième siècle appliquant les règles sans considération personnelle. Un putain de robot, une machine à gouverner sans intérêt. « Tu sais, Dawkins, qu'au fond, tu devrais en vouloir aux sorciers plus que n'importe qui ? Nouveau père de la gamine d'un autre, ça ne doit pas être évident tous les jours.  »balances-tu dans un sourire mélancolique. Même ce combat, tu ne sais pas si tu as envie de le mener. Tu ne sais même pas si Dawkins vaut la peine d'être aiguillé. L'enfer s'abat. Sybil, la gamine de Chetwynd n'est pas une mauvaise bougre, souffrant, pourtant d'une affliction longue durée. Le genre à jouer de la baguette. D'ailleurs, cette gamine arrive à t'amuser, au point où, tu es parfois prête à gommer sa condition.
On intervient dans la cabine, du moins, c'est ce que tu crois. Parce que des bruits se produisent à intervalle plus ou moins régulier, c'est une machine que l'on déploie. Enfin, la délivrance est proche. La joie de l'air pur, la joie des regards en biais, des craintes, des courses effrénées dans les couloirs de l'entreprise familiale.

La joie, même, de crier au monde quelques salacités, quelques phrases piquées avec incohérence. Peut-être qu'au fond, ils ont raison. Peut-être qu'au fond, le problème c'est cette méchanceté qui grossit au fil des années, qui depuis gamine, domine dans le caractère. Qui enfle comme une tumeur, au grès des années qui défilent, qui croît quand s'effondre, à l'extérieur, les joyeusetés d'un monde révolu. Le but de ta vie, c'était celui de cette séparation. Maintenant que son accomplissement touche à sa fin, il faut se trouver de nouveaux combats, se réinventer pour ne pas s'effondrer, vibrer au rythme des violons qui lancinent le cœur, glisser sur la pente pendant qu'elle ne s'incline pas trop. Vivre avant de crever.
Tu portes une divine délivrance à tes lèvres. Il n'y a qu'avec la cigarette que s'est installée une relation stable, durable. Différente. C'est ton moment de bonheur que tu utilises à l'envie, c'est le seul moment, finalement où tu arrives à comprendre qui tu es vraiment. L'addiction est une maladie, c'est aujourd'hui, ta seule raison véritable de ne pas perdre la tête. C'est la raison, qui chaque matin, qui chaque soir, évite que l'attirance de la verrière qui dévoile le ciel londonien soit trop forte. C'est une ancre. Profonde, infernale, destructrice. C'est une relation dominante-dominée, c'est une séance de masochisme qui se poursuit, année après année, promesse après promesse. C'est une délinquance rebelle, une façon de disposer de sa propre fin. Une façon plus fine, sans doute, que les veines en compote, que l'espoir final d'une balle traversant la boite crânienne.  

La machine s'active. Les portes sont presque ouvertes, on voit même la raie du dépanneur, comme une tradition jamais désavouée. Il est bon d'avoir des repères, ne serait-ce que l'immonde fessier d'un dépanneur d'ascenseur.  Rassurant rayon de lumière naturelle. Dawkins doit être soulagé, au fond, aussi. Car la délivrance arrive enfin, et elle porte l'uniforme d'Otis.
Dernière bouffée d'un plaisir décuplé. La nicotine pique la gorge, part à l'assaut du cerveau, plombant un peu plus la tête d'une migraine. Quelle sensation divine, presque prophétique. « M'sieur Dawkins, m'dame Anderson, la voie est libre.  »

Le sourire qui s'imprime sur ton visage est l'un des plus sincères de toute ta vie. Sans doute qu'il est le plus resplendissant de l'humanité. Qu'est-ce que t'en sais, quand la plupart de tes sourires sont feints ? Tu précipites tes pas à l'extérieur de la cabine, restant devant Dawkins quelques minutes. Respirant l'air du dehors. Tu serres la main du technicien avec gratitude.   « Si vous avez besoin de quelque chose, une autorisation de déplacement, une bouteille de whisky, n'importe quoi, Monsieur...  »Tu regardes le badge un brin crasseux épinglé sur sa poitrine « ... Brown. Demandez Mila Anderson au standard de la boite, on vous rédigera vers moi. »
Tu reportes ton regard sur Dawkins. Ta main se tend mécaniquement vers la sienne. Comme un automatisme. Dans un sourire soulagé. « Quant à toi, Dawkins, transmets le bonjour de Tata Mila à la petite Sybil. Il me tarde de la revoir !»dis-tu dans une nouvelle moue à faire pâlir les visagistes. Sincérité ou menace ? Il n'y a qu'à voir.