(été 2014) Poudlard était maintenant derrière eux. Diplômes en main, Cassian et Yasen ne pouvaient pas être plus heureux et ils n'avaient pas entendu plus longtemps pour réaliser ce projet fou auquel il pensait depuis quelques années maintenant. Le jeune sorcier avait sacrifié la plupart de ses vacances à travailler, pour gonfler cette cagnotte qu'ils complétaient à deux. Ça l'arrangeait pas mal d'ailleurs, il gagnait de l'argent tout en restant loin du domicile familial et du reste de la fratrie. Et c'était que du bonus parce qu'être sorcier, c'était sacrément pratique quand même. Il avait lu tout ce qu'il y avait à savoir sur les portoloins, armoires à disparaître, ou les accidents de désartibulement pour voyager sereinement sans trop toucher à la cagnotte. A huit heures pétantes du matin, il était en bas de chez Cassian, avec tout l'attirail du parfait touriste. "Le sac est de trop tu crois pas ?" Lunettes de soleil, bermuda, tee-shirt des plus décontractés, il n'avait pas su résister à l'appel des tongues. Parce que ouais, leur première destination c'était la plage. Non négociable. "Ça donne un côté un peu stylé, non ?" "Ça va surtout être chiant de se déplacer avec l'équivalent d'une valise sur le dos." "Ooooh t'exagères, le poids est allégé par un sortilège, t'imagines pas tout ce que j'ai pu mettre là-dedans. Tu me remercieras très bientôt, tu verras. Dépêche-toi maintenant, on a notre portoloin dans quinze minutes."

(avril 2015) Mariya ne retenait plus ses larmes. Elle pouvait être dure parfois, souvent même, mais leur mère n'avait pas eu la vie facile non plus. Elle avait élevé seule cette tribu depuis le décès de son mari, une dizaine d'années plus tôt. Et les enfants Avramenko n'étaient pas des plus disciplinés. Nastya était l'exception, le petit bijou de cette famille, celle qui valait bien plus que Vasyl, Ksenia ou lui réunis. "Elle était en train de mourir et toi t'étais où ?" Elle ne cessait de le répéter, le regard dans le vide, la tête baissée. Il savait bien que dans le fond, elle ne le pensait pas. Que ça n'aurait rien changé, mais encore aujourd'hui, il vivait dans le regret de ne pas avoir été là pour Nastya. Et sa mère. Il s'était contenté d'un je suis désolé, maman, je suis là maintenant dit chaque fois qu'elle en ressentirait le besoin. Ce n'était pas grand chose, mais c'était mieux que rien.

(sujet M96.YA — mars 2020) Il se réveilla dans une petite pièce aux murs blancs, étroite, avec cette lumière intégrée au plafond qui l'aveuglait beaucoup trop. Un goût désagréable de sang dans la bouche, le corps tiraillé de douleur et un mal de crâne encore moins supportable. Il ne reconnaissait pas les lieux, ni les vêtements qu'il portait : une sorte d'uniforme couleur crème, avec un code au niveau de la poitrine, M96.YA. Plusieurs minutes s'écoulèrent le temps qu'il n'émerge, qu'il ne réalise enfin la gravité de la situation. Quelques souvenirs lui revenaient progressivement, sous forme de flash. Il se revoyait rentrer de l'université, un repas chaud acheté au fast-food du coin, dans l'appartement qu'il partageait avec son meilleur ami Cassian Worley. Yasen n'avait pas tellement fait attention aux bruits du sol qui craquait, ou encore cette porte qui s'était refermée au bout du couloir parce que c'était habituel, quand on vivait en colocation. Et puis il avait reçu un coup, puis un autre, et encore un autre. Assez de personnes pour le mettre au sol, lui faire perdre connaissance avec une quelconque potion ou substance et le traîner jusque-là. "M96.YA est réveillé." En face lui, une porte avec une toute petite ouverture, tout juste assez pour voir ce qu'il se passait de l'autre côté. Qu'avait-il bien pu faire pour se retrouver dans cette prison ? Parfait, on va pouvoir commencer. Cette phrase, il ne l'avait jamais oubliée. Encore aujourd'hui, il pouvait l'entendre distinctement dans son esprit. Elle marquait le début de huit années de captivité, de torture, d'expériences en tout genre, tellement nombreuses qu'il peinait à les citer.

(2023) Trois ans, déjà. Trois ans qu'il était enfermé là, à se battre contre ses bourreaux, et contre lui-même. Il avait rêvé de s'enfuir de cette prison physique, plus d'une fois, mais surtout de cette prison mentale qui menaçait chaque jour de le faire basculer dans la folie. Il avait fini par tenter sa chance. Le plan était parfaitement clair dans son esprit et pourtant, il n'avait même pas passé le premier niveau de sécurité. Alors il s'était résigné, avait accepté le fait que c'en était fini pour lui et qu'il allait servir de cobaye humain le restant de ses jours, qu'il était inutile de se battre plus longtemps. On l'avait surpris une corde de fortune au cou ou encore un scalpel dans la manche. Quitte à ne pas retrouver sa liberté, autant saboter leurs recherches. On l'avait appâté avec une cellule un peu plus grande, aménagé comme une sorte de studio. Des fenêtres plus larges donnaient sur le couloir, où il pouvait avoir un minimum de contact humain. Une petite ouverture au plafond, juste au-dessus de son lit, lui permettait de voir le soleil (ou plutôt les nuages) le jour, et les étoiles la nuit. Il était passé d'une sortie par semaine à trois. Bibliothèque, salle de sport, ils avaient même une piscine. Tout du parfait hôtel. Que des conneries pour lui donner la sensation d'être encore vivant alors que c'était tout le contraire. Yasen, en plus d'être sorcier, était métamorphomage. Jackpot.

(janvier 2025) Electrodes sur son crâne tout juste rasé, le bip incessant du moniteur de constantes vitales manquait de le rendre fou. Il était pourtant resté calme, chose impossible quelques années plus tôt. C'était un des rares points positifs de sa captivité : il contrôlait mieux ses émotions. Et il avait fini par comprendre que pour espérer s'en sortir vivant un jour, il fallait laisser couler, encaisser, se plier à leurs exigences. "Ça va un peu piquer." L'infirmière était jeune, un peu trop pour se retrouver à travailler dans ce genre d'endroit. Un regard rapide sur son badge et il comprit. Anderson, la pauvre n'avait sûrement pas eu le choix. Contrairement au reste de sa famille, elle avait l'air bien moins menaçante. Quoique, sa main légèrement tremblante risquait bien d'abîmer sa veine plus que nécessaire. "J'ai connu pire." Probablement un rite de passage morbide, de ceux qu'ils aimaient imposer aux enfants des familles puristes. Pour devenir des adultes, des vrais. Bien-sûr. Et s'il les avait trouvé plutôt cléments pour une fois, c'était avant d'avoir subi leur nouveau protocole.

(novembre 2025) Des années d'entraînement pour aboutir à ça. Pouvoir changer d'apparence par la simple pensée, ou du moins, c'était leur manière de le décrire. La métamorphomagie allait au-delà de la simple pensée, c'était bien plus compliqué. On l'avait traîné de laboratoire en laboratoire, usé son corps d'expériences en tout genre, envoyé dans les arènes du cricket club pour le simple plaisir de ces quelques plaisirs. En quelques années, même enfermé, il avait l'impression d'avoir vécu plusieurs vies. Et maintenant, il avait enfin le droit de sortir. Toujours avec cette puce implantée au poignet qui lui servait de collier de chien, mais c'était mieux que rien. "T'as bien compris ce qu'il fallait faire ?" Il acquiesça. Il s'était exercé, avait mémorisé les nombreuses photos du dossier, avait visionné, encore et encore les vidéos pour adopter ses mimiques, sa manière de parler. Tout. "Andrew Wraysford, fils du Premier Ministre Richard Wraysford, est attendu dans les locaux de l'Alliance pour une visite des lieux. Comment être sûr qu'il ne s'y rendra pas ?" "T'occupe pas de ça. Mets tes lentilles, on y va. Le moindre faux pas et tu sais que c'en est fini pour ta mère. Ou Cassian. On te laissera le choix." Une fois dans les couloirs, le visage transformé et habillé de vêtements qui n'étaient pas les siens, il le vit. Andrew, dont les traits s'étaient déformés d'horreur dès qu'il aperçut sa copie conforme. Yasen détestait l'homme qu'il était devenu, mais il n'avait plus le choix. Il ne voyait pas d'autres solutions, avait tout tenté. Obéir allait lui assurer sa liberté. Il ne savait pas quand, mais il en était persuadé.

(novembre 2027) Elle était là, comme sortie de nulle part, après toutes ces années. Maeve, au quartier général des Héritiers de Salem, une âme beaucoup trop douce pour ce genre d'endroit. Plateau en main, Yasen s'était instinctivement dirigé vers elle. C'est qu'il avait réussi à faire ses preuves, au fil des années, et qu'il avait eu l'immense privilège de pouvoir manger auprès des autres, au réfectoire. Sous étroite surveillance, évidemment, mais c'était mieux que les quelques mètres carrés où il était enfermé. "Qu'est-ce que tu fais là, Maeve ?" Il se souvenait de ces sentiments naissants, réprimés jusque-là, ce baiser furtif auquel il n'avait su résister, échangé juste avant qu'elle ne quitte le Royaume-Uni pour retourner aux Etats-Unis. De ce fichu sortilège d'amnésie imposé aux non-magiques, qui allait effacer tout souvenir magique lié à son séjour ici. Depuis qu'il était enfermé ici, il s'était fait une raison. Il ne la reverrait plus. Il ne savait même pas si elle comptait revenir un jour sur le sol britannique. Sûrement, pour retrouver son frère. Il espérait que oui. Il espérait pouvoir se libérer de l'emprise des puristes et reprendre sa vie là où elle s'était arrêtée. "Maeve ?" Les yeux ronds, quelque chose avait changé. Les souvenirs n'étaient plus là, elle ne se souvenait de rien. Il aurait aimé croire que c'était volontaire, qu'elle avait un plan et qu'il devait tout simplement s'armer de patience. Pourtant, c'était vide dans son regard. Il ne restait plus rien d'eux deux. "Yasen, la pause est terminée." Le gardien avait fini par l'attraper par les épaules. "Reste à ta place, M96.YA."

(1er janvier 2028) Dans les couloirs, les gardiens du qg puriste s'agitaient. On l'avait bousculé plus d'une fois, alors qu'il se rendait simplement au réfectoire pour un dîner largement mérité. On l'avait arrêté dans sa course, pourtant si près du but. Un supérieur avait ordonné à un plus jeune de reconduire Avramenko dans sa cellule. Une alarme retentit, les lumières s'éteignirent et seules les petits spots lumineux rouges bordant le sol servaient de guide. C'était l'occasion ou jamais. Devant sa porte, il se retourna, observa longuement les traits du visage de cet enfant à peine âgé de vingt ans. "Je suis désolé." Un coup derrière la tête, assez fort pour l'assommer avant de le traîner à l'intérieur. Il prit tout ce qu'il pouvait : un pass, sa carte d'identité, une arme et un couteau de poche avant de refermer la porte et partir, sans se retourner. "Jeff ! Qu'est-ce que tu fous là ?" Il fit mine de ne pas entendre, accéléra le pas. "Jeff !" Il s'était mis à courir, traversait ces couloirs qu'il connaissait trop bien, sans s'arrêter. Jusqu'à ce qu'une porte ne s'ouvre et qu'on ne le tire de force à l'intérieur. L'arme pointée dans l'ombre, il n'allait pas se laisser faire. Pas cette fois-ci. "Maeve ? Qu'est-ce que... pourquoi t'es là ?" Elle s'avança pour lui montrer l'écran de son téléphone portable. "Tu n'iras pas loin avec cette puce dans le poignet." finit-elle par lâcher. "Tu te souviens de moi, c'est ça ?" Silence. "Viens avec moi, s'il-te-plaît." Encore ce silence. Tant pis. Une main sur sa joue, l'autre autour de sa taille, il la prit dans ses bras, profita de ces quelques secondes d'étreinte. "Reviens à toi, Mae." Et l'instant d'après, il claqua la porte, prit une nouvelle apparence, réussit à sortir de ce lieu maudit. Dehors, c'était le chaos. Une véritable scène de guerre. Il réussit à atteindre une petite ruelle sombre, sortit le couteau pour extraire cette puce qui le pourrissait avant de transplaner, la main ensanglantée chez Cadell. Il fallait bien que quelqu'un lui arrange ça. Et désormais, il était intraçable.

(avril 2029) Ce début d'année était plein de promesses pour la NGBC. Ils avaient lancé une première édition de la Purge, dont le succès lui avait fait froid dans le dos. Et une nouvelle se préparait pour le mois suivant. Les petites mains du pôle propagande s'affairaient pour améliorer l'image de la nation, transmettre des messages qui paraissaient tous plus faux les uns que les autres. Yasen, ça le rendait presque malade de devoir travailler ici. Mais c'était un mal pour un bien. Ça lui permettait d'avoir quelques contacts pour les Hermessengers, se promener librement dans Londres avec cette fausse identité qui lui ouvrait presque toutes les portes. Parce qu'on les traitait bien, les personnes qui se pliaient aux exigences du nouveau gouvernement. Et puis il y avait Maeve. Qui était de retour depuis novembre dernier et avec qui il n'avait pu avoir qu'un bref échange. Alors si prendre des risques lui permettait d'avoir un oeil sur ses proches, même furtif, ça valait largement le coup. "Andrew, l'article concernant les candidats de la Purge est prêt ?" Il acquiesça, tendit le dossier posé sur sa table. Personne ne se méfiait d'Andrew Jenkins. Il avait une bonne tête, un peu passe-partout, et ça inspirait confiance. Beaucoup plus que Yasen Avramenko, l'évadé des sous-sols des Héritiers de Salem.