Matinée froide. Comme toujours. Ce putain de pays. C’était toujours froid, moche et complètement affreux. Ça te manque, presque, le temps des escapades à la campagne avec Stephan. Si seulement ce con avait eu la main moins lourde, si seulement cette réunification n’avait pas déclenché le boom économique qu’elle avait déclenché. Si seulement les choses avaient été autrement, depuis toujours d’ailleurs. Si les choses avaient pu ressembler à toute autre chose depuis que de l’utérus maternel, tu avais été expulsée comme une malpropre. Rien à foutre là, circulez madame, vous pouvez rester bien chaudement là-dedans.
Ça aurait pu être autrement, ça aurait dû l’être. C’était un miracle que tu sois encore debout, en pleine possession de tes deux jambes, de tes deux bras, de tes deux seins et d’une constitution à peu près normale. En apparence du moins. Dans le crâne, les stigmates ne disparaissaient pas, elles s’effaçaient souvent mais n’étaient jamais très éloignées du cortex. Elles revenaient, avec, en elles, cette puissance incongrue, cette vague jamais retombante de cicatrices, de filets douloureux qui faisaient saigner le cœur.
Mais Ksenia, guerrière des guerrières, amazone des amazones. Toujours à chevaucher drue, violente. Gamine perdue dans les océans trop grands. C’était au rapport que tu devais aller, en plein Buckingham Palace. Quel enfer que le palais, c’était un délire, il fallait les voir, ces connards de gouvernants, à se féliciter de la prise de guerre. Ils se félicitaient de tout et tout, d’ailleurs, était prétexte à un super banquet, petites bulles dans les coupes dressées comme des sexes fiers, petits-fours offerts comme les ultimes sacrifices des victimes décédées.
Le coup d’état, tu l’avais vécu comme un pleutre, à courir à chaque fois qu’un coup de feu hurlait dans les rues, à chaque fois que des hordes de jeunes foutaient le feu aux magasins dans les recoins les plus perdus de Londres. T’avais été recrutée par un client ce soir-là, réquisitionnée pour une poignée de billets. Ça avait été douloureux, presque insoutenable, mais rien, rien en comparaison aux folies qui se dérouleraient la nuit entière et les jours après.
Peu à peu, la milice s’était mise à recruter comme des poissonniers à la criée et tu avais sauté sur l’occasion. Depuis, t’étais un élément de choc, dixit le capitaine.

C’était toujours plaisant de patrouiller les rues, toujours un plaisir d’exploser la tête de gens qui n’avaient rien demander puis ça payait, ça payait vite et bien. Rien à demander de plus, circulez madame, y’a rien à voir. Passant devant la statue de la Reine Victoria, son mémorial comme disent les autres, tu fouilles dans ta poche pour en sortir une vogue à moitié pliée. Ca fera bien l’affaire, après tout. Tu l’allumes avec tes mains délicates, y apportant le soin que tu aurais voulu lui apporter avant qu’elle ne ressemble à la parodie d’une clope.
Les Vogues, voilà un luxe que tu avais adopté depuis que tu travaillais, ça allait bien au personnage que tu avais monté de toute pièce. Celui d’une fille d’un important militaire. Tu avais cherché sur internet, dans un poste de la milice, des infos sur ton supposé père. C’était un colonel envoyé garder les frontières, dans un cotangent, ultra-sélect d’où il ne reviendrait pas avant plusieurs mois. Plutôt beau gosse et ultra sévère, le genre armée basique mais bien baraqué.
Arrivée devant les bureaux de la Horse Guard, où la milice avait désormais ses quartiers, tu écrases la vogue d’un coup de semelle de rangers et tu fais gaffe à tes dix doigts, vérifiant que le vernis posé ne se soit pas trop écaillé. C’est raté, tes mains sont graisseuses, crasseuses et tous les autres adjectifs en -euses qui te passent par la tronche. Tu hausses les épaules, au diable. Qu’ils aillent au diable.
Le briefing se tient dans une petite pièce, Fawkes est déjà là. C’est une fille discrète, comme il faut. Mais tu ne sais pas pourquoi, elle se comporte comme un tube de colle, elle reste droite et attend qu’on la secoue. Pas méchante mais pas fute-fute. C’est la première impression. Et connaissant ton parcours – forcément, c’est le tien – tu sais qu’il faut toujours se fier à la première impression. Comme cette fois-là, avec le mexicain… Putain, tu fais les gros yeux et chasse ce moment pas très agréable de tes pensées, tu n’arrives pas, pourtant à oublier que des maracas, on en fait pas que de la musique. Tu n’écoutes rien, préférant faire jouer le stylo sur ton bras, le droit, avec la main gauche. Ça fait se dresser les quelques poils rebelles qui s’y tiennent, ça fait des chatouilles. C’est agréable.
Alors quand les autres se lèvent, t’imites le troupeau. Tu suis comme une gamine aux ordres. Après tout, t’es devenue « une force vive » comme ils disent, une héroïne et toute la merde qui y gravite. Ca force le respect. Tu t’approches de Fawkes avec ton pas lourd, ta gueule un peu en biais, les draps s’en souviennent encore. T’es perchée sur tes rangers, prête à affronter la guerre des vieilles qui voudraient aller acheter une baguette de pain, comme des françaises. Mais t’aimes pas le pain, ça gonfle le bide. T’es prête à mener la guerre aux sorciers traverseurs, aux non-magiques un peu curieux. Aucune différence, toute la même merde qui cherche à ignorer les lois. Des lois aussi, tu t’en fous, ce qui compte, c’est le blé. « Bon… Fawkes. Faudrait qu’on se bouge le cul, non ? Tu prends une vogue, un café qui traine sur la table, le gobelet à moitié vide et tu avales le breuvage d’un coup. Le gobelet cartonné en pâture aux agents d’entretien, il faut bien qu’ils justifient un salaire, ceux-là. « T’as compris où il fallait qu’on aille ? J’ai rien suivi. Haussant les épaules. « J’ai juste envie de dérouiller des vieilles. Papa m’a dit que c’était un bon moyen de s’entrainer. Sourire provocateur.
 

 

La lumière du soleil commence à faire son chemin dans la pièce. Rosalie est assise en tailleur devant son ordinateur. Réveillée depuis bien trop longtemps, la jeune femme n'arrive plus à trouver le sommeil. Cette nuit, une lumière, un éclair d'inspiration l'a sorti de son lit. Le temps de retrouver une toile rangée dans un placard et les pinceaux éparpillés dans différents tiroirs, ça avait disparu. Elle s'est mise à pleurer devant cette toile immaculée. Un accès de rage l'a envahi et elle a brisé son pinceau, fait basculé son chevalet, puis s'est ravisée en voyant les yeux inquiets d'Oslo.

Alors, elle est restée là, s'agenouillant auprès du seul être qui comptait encore à ses yeux. « C'est rien. » Ses mains glissant sur sa fine fourrure aussi blanche que la toile qu'elle n'a pu toucher. Depuis la mort de Robyn, elle ne réussi plus à peindre. Depuis la mort de Robyn, elle ne fait que survivre dans un monde qu'elle ne reconnait plus.

Elle joue à un jeu débile, inventé par les moldus. N'ayant plus accès à internet, en dehors des locaux de la milice, il est très compliqué de se divertir. Elle regarde l'heure, le temps défile doucement. Trop doucement.

Elle est assise depuis un moment déjà, sur cette chaise terriblement inconfortable. Le mobilier ne va pas du tout avec l'extérieur de la Horse Guard qui dépeint tant de prestige. Sa chaise grince. Affreux bruit. Tes yeux se baladent dans la pièce, Ksenia n'est toujours pas là. Jamais à l'heure, cette gamine étrange a le don pour rater presque chaque briefing. Alors que son chef parle avec précision et en scrutant chaque milicien, elle ne peut s'empêcher de laisser son esprit divaguer. Il est très difficile de rester parfaitement concentrée dans ce genre de réunion qui s'éternise beaucoup trop. Rosalie aperçoit sa collègue, elle vient sûrement d'arriver, alors que leur chef de brigade prononce ses derniers mots d'encouragements. Ksenia se rapproche d'elle. Elle est belle et a le regard rempli d'épreuves, mais dès qu'elle ouvre la bouche, on perd presque l'envie de la connaître. « Bon… Fawkes. Faudrait qu’on se bouge le cul, non ? » Elle sourit en levant les yeux au ciel, observant le petit manège de la blonde qui n'hésite pas à piquer le café de l'un de leurs collègues sans qu'il ne s'en rende compte. Rosalie ne l'aime pas, mais elle ne la déteste pas non plus. A vrai dire, qu'elle soit une non-magique la dérange un peu, mais le fait qu'elle la laisse relativement tranquille est un bon point. Puis, Ksenia la fait rire, il faut dire qu'elle est divertissante et peu commune. « T’as compris où il fallait qu’on aille ? J’ai rien suivi.  » "Rien suivi" les bons mots. Rosalie la scrute, elle se demande parfois si elle ne se fiche pas clairement d'elle. « C'est sûr qu'en arrivant après la réunion, c'est plus compliqué. » Elle lui sourit vaguement, se servant un café dans un gobelet propre, elles n'ont pas les mêmes pratiques.

« J’ai juste envie de dérouiller des vieilles. Papa m’a dit que c’était un bon moyen de s’entrainer. » "Papa" celui qui revient dans chaque conversation, si elle n'a pas l'habitude de douter des gens, son histoire lui parait quand même très étrange.

Rosalie décide de lui montrer le chemin en quittant le brouhaha de la salle de réunion et guide Ksenia jusqu'à l'extérieur. Le temps est frais et une brise légère vient soulever sa chevelure alors qu'elle sort une cigarette de son étui. Elle ne fumait pas avant. Elle s'est promis d'arrêter une fois qu'elle aurait remis de l'ordre dans sa vie. Cumuler deux boulots lui permet déjà de mettre du beurre dans les épinards, il ne lui reste plus qu'à trouver un autre logement. Elle a horreur de son quartier, ne se sent pas en sécurité. « On s'occupe des contrôles piétonniers sur le secteur de Hyde Park aujourd'hui. » Elle tire sur sa cigarette et profite de la bouffée brûlante qui vient envahir son oesophage. « Il devrait y avoir pas mal de grand-mères que tu pourras embêter au moins. » Elle lui fait un clin d'oeil et écrase sa clope du bout de sa chaussure. « Vivement la paie hein ! C'était ma dernière. » Son regard posé sur ce dernier petit bout de paradis qui vient de disparaître.
 

« J'étais là, Fawkes. C'est juste que t'avais les yeux fixés sur le commandant. Tu regardes la collègue sans avoir quoi en penser. C'est une sorcière d'une trentaine d'années, qui a le visage toujours triste, à croire qu'elle aussi, à eu à faire à des choses pas faciles dans sa vie. Mais en réalité, tu ne sais pas si sa tristesse découle de son passé ou du teint quasi émo qu'elle se donne, avec sa peau blanchâtre, presque transparente, son regard de tombe ambulante.

Le fond de l'air est frais lorsqu'aux côtés de la collègue qui doit se dandiner sur tous les titres de My Chemical Romance en tentant de se taillader les veines en suivant un tuto d'internet, tu sors enfin de Buckingham et des bureaux de la Horse Guard. Les chevaux ont été transformé en lasagnes depuis bien longtemps mais il règne toujours, quand le vent se lève un peu, une odeur de fumier pas très agréable. T'es certaine qu'ils font ça pour que l'envie de rester ne soit pas trop présente, pour que les miliciens se tirent bien vite et évitent les pauses café-clope trop régulièrement.
Tu hausses les épaules, une bonne odeur de fumier, ça te dérange moins que la sueur, moins que l'odeur des fluides corporelles d'hommes en rûte qui ne peuvent contrôler la transpiration qui des tempes glissent jusqu'à la coupe. La double peine, en somme.
L'autre se met à fumer sans même proposer une cigarette. Tu jures dans ta barbe, indétectables petits mots doux. Qui possède encore un étui à cigarettes si ce n'est ces vieilles bourgeoises qui pètent plus haut que leur cul en pensant dominer les autres ?
T'as le temps, toi, le matin, dans le fond crasseux de ton appartement où s'échouent des cartons de pizzas, des canettes de bières entassées en chamboule-tout, à éviter les cafards qui courent un peu partout dans ces détritus pour remplir un étui à cigarettes en se prenant pour la reine du monde, à mépriser ceux qui affichent les images de prévention sur le paquet unique. Mais au fond, ça ne te dérange pas, les dents déchaussées, la peau moite, les poumons en salsa, les pieds coupés, ça rappelle un peu les Avremenko. Au fond, c'est toujours plaisant.  Alors tu sors une Vogue, avec ce petit air constipé qu'il faut adopter (ça devrait être mentionné sur le paquet, putain) et tu l'allumes avec la boite d'allumettes que t'as volé aux prêtres de Westminster.

Tu tires dessus, la fumée venant frapper ton visage, bon dieu de vent qui ne laisse même pas profiter des quelques tourments nicotiniques.   « Hyde Park ? Oh non, putain. Dis-tu en passant une main devant ton visage. Emo Fawkes continue sa diatribe, qu'est-ce qu'elle cause, celle-là... C'est un moulin à paroles quand elle le veut. T'aimes bien, finalement, c'est toujours mieux ça qu'un grand con avec un manche dans la grotte arrière. « Embêter des vieilles ? Mais c'est que t'es une sacrée sauvage, Fawkes ! » Tu balances ça avec un air innocent et la mine un brin choquée. Frapper une grand-mère... Mais quelle idée, vraiment ?

T'es un brin givrée, un brin seulement. Fawkes se donne un style, elle écrase sa clope avec l'agilité d'un lion, divine dans sa parodie de la dureté. Tu ris même à son clin d'œil, ouais, vraiment mieux qu'un grand con...   « Fawkes ? T'attends la paie ? Mais bordel, regarde ton bras, c'est ça ton salaire.  Tu craches la fumée, jette ta clope qui meurt comme celle d'Emo Fawkes. Tu regardes un peu à gauche, un peu à droite. Un groupe de types, des jeunes qui semblent un peu paumés. Tu regardes ton binôme dans un petit sourire. « Suis-moi ! » Tu pars un peu rapidement, sans vérifier si l'autre est derrière, tant pis, elle n'a qu'à courir si elle ne veut pas manquer le spectacle. Tu t'approches par la gauche, les gamins sont en train de discuter de la Purge qui arrive bientôt sur les écrans, immanquable, y'a des publicités dans toutes les rues. « Contrôle de routine, messieurs ! » balances-tu. Les regards sont à moitié amusés à moitié appeurés. Tu décroches la matraque qui pend mollement à la ceinture, comme un gourdin préhistorique. « Videz vos poches si vous ne voulez pas terminer en cellule pour complicité de terrorisme.» Les poches se vident, cette matraque, c'est une magie formidable, plus que la baguette de Fawkes, plus que celle de ce putain de Vasyl, de Yasen. Putain, vraiment, c'est le sésame. Les gamins vident les poches, tu repères un paquet souple de Lucky. Qui fume des Lucky, putain ? Tu chopes le paquet d'un mouvement rapide. « Je garde ça gamin, t'as pas l'âge de fumer, t'as pensé à tes poumons ou quoi ?» Le gamin proteste, tu montres ta matraque d'un geste de la main. « Barrez-vous ou j'vous taille le portrait façon Picasso.» jettes-tu en faisant les gros yeux. Les gamins ne tentent pas le diable. Fawkes est là. Tu balances le paquet de Lucky sans savoir si elle arrivera à le rattraper, après tout, elle peut bien se baisser un peu pour le ramasser. « Ok mère Teresa. A toi maintenant. » jettes-tu dans un sourire. En espérant qu'elle ne prenne pas le temps de ranger les tubes dans l'étui qu'elle trimballe partout. Parce que clairement, la honte qui en découlerait serait immense.