(2018) La porte claqua violemment derrière Augustus. Il venait de quitter le repas, refusant de rester une seconde de plus auprès de lui, Vasyl, le sorcier dont sa fille s'était stupidement amourachée. C'était ce qu'il leur avait balancé à la figure avant de s'en aller. "Je suis désolée." Sa mère, à l'autre bout de la table, était restée silencieuse comme la plupart du temps. Elle ne soutenait pas particulièrement ce que son époux disait, mais ne voulait pas non plus prendre le risque de s'opposer. Et malheureusement pour elle, Leonor était du même genre. "Je reviens, reste ici. S'il-te-plaît." Elle rattrapa son père quelques mètres plus loin. "Pourquoi tu réagis comme ça ?" Ce dernier s'arrêta net, ne bougea pas d'un centimètre pour se retourner face à elle. "Est-ce que t'entends parler, Leonor ?" qu'il commença, doucement. En général, lorsque ses phrases se coupaient par de longs silences, c'était mauvais signe. Cette colère qu'il réprimait pouvait éclater à chaque instant. "Tu n'aurais pas pu faire un effort, juste pour ce soir ? Tu sais que je tiens à lui et—" "Te rends-tu compte de la situation dans laquelle tu t'es mise ? Et notre famille ? Notre réputation ?" Les Chetwynd étaient connus pour être une famille influente du mouvement puriste non-magique. Et si la jeune femme avait caché cette relation aux siens pendant plusieurs mois, elle ne voulait plus vivre de cette manière. "J'ai toujours répondu aux attentes de la famille et de l'organisation jusque-là. Enfant exemplaire, études brillantes. Tout. Je ne demande qu'une seule chose : choisir la personne que je veux aimer." A l'entendre, on aurait pu se croire près d'un siècle en arrière, lorsque les femmes ne bénéficiaient pas des libertés d'aujourd'hui. Mais chez les Chetwynd, les mentalités s'étaient figées depuis bien longtemps et le moindre écart n'était pas toléré. "C'est un sorcier, Leonor. Ça t'enlève immédiatement le droit de le fréquenter. Je refuse de le revoir, encore moins à tes côtés." Leonor se considérait suffisamment responsable pour savoir comment gérer sa vie. Elle s'attendait à ce genre de réaction, mais elle espérait qu'il restait une parcelle d'humanité dans le coeur de son géniteur. "Je rentre à Londres. A bientôt, papa." Alors qu'elle faisait demi-tour, elle l'entendait s'éloigner à son tour. Pas même une tentative pour la retenir, juste ces mots blessants qu'il répétait à tout va ces derniers temps. "Quelle déception." Leonor l'était tout autant, voire plus. Elle reprit la direction de la salle à manger, où sa mère continuait de déguster ce repas. "Vasyl, on part tout de—" "Ne le cherche pas, il est déjà parti."

(2020) Sybil Nastya Chetwynd, elle n'arrivait pas à détacher les yeux de ce petit bout d'être humain qu'elle tenait entre ses bras. Leonor avait encore du mal à réaliser qu'elle était devenue maman. La chambre d'hôpital était confortable, spacieuse, son nom poussant le personnel hospitalier à traiter cette lady au mieux. Mais elle ne voyait qu'elle. Et les toutes petites mains qui attrapaient instinctivement ses doigts. Elle avait l'air si sereine. Elle aurait aimé l'être aussi. C'était sans doute le plus beau jour de sa vie, mais aussi le plus effrayant. Parce qu'elle était seule, et qu'à partir de ce jour, elle allait devoir élever cet enfant d'elle-même. Le téléphone posé sur la table de chevet, elle ne pouvait se résoudre à l'idée d'effacer le numéro de Vasyl. Elle avait voulu l'appeler pour lui annoncer la nouvelle, ou au moins lui envoyer un message avec une photo. Ça l'aurait peut-être fait revenir. Ou encore plus fuir. Elle ne savait pas tellement. Elle le voulait à ses côtés, comme depuis la première fois qu'ils s'étaient vus à cette soirée étudiante, comme elle le voulait le plus loin possible d'elles-deux. Probablement l'effet des hormones, ou plutôt de ce désespoir qu'elle avait tenté de refouler tout au long de sa grossesse parce que oui, elle gérait, et qu'elle était parfaitement possible de mettre un enfant au monde seule. Elle se revoyait répéter à Ayla, et même Rob que les mères célibataires c'était courant à leur époque. Que c'était peut-être mieux ainsi. Il valait mieux un foyer avec une mère aimante plutôt qu'une famille malheureuse forcée par le destin à rester ensemble. Elle pouvait le faire. Elle n'avait pas le choix.

(2025) Premier jour d'école primaire pour Sybil, c'était à la fois une joie et un arrachement de la voir dans cet uniforme, avec son cartable de grande, comme elle aimait tant l'appeler. A ses côtés se tenait Rob, qui avait insister pour l'accompagner à l'événement de l'année. Ils n'étaient ensemble que depuis quelques semaines mais le Dawkins avait toujours été comme un oncle pour Leonor. "Tu dis au revoir à oncle Rob ?" Le sourire jusqu'aux lèvres, elle n'avait qu'une hâte, courir en direction de sa classe pour espérer retrouver ses amis de l'école maternelle. "Au revoir maman. Au revoir papa." Et elle s'état enfin éloignée, le sourire jusqu'aux oreilles, riant aux éclats, sans même se retourner. Elle grandissait beaucoup trop vite à son goût. "Je lui dirais de ne plus répéter ça quand elle rentrera ce soir." qu'elle avait glissé dès que la petite était assez loin pour ne plus les entendre. "Non, laisse là." Il avait répondu immédiatement, sans même réfléchir. Rob avait toujours aimé Sybil comme une nièce, voire même sa propre fille. Avec Ayla, la marraine, ils avaient été présents du jour où elle était née jusqu'à maintenant. Pendant toutes ces années, elle qui s'imaginait seule ne l'avait pourtant jamais été. Elle les avait eux. Alors ce n'était pas étonnant, comme situation. Sybil n'avait jamais connu Vasyl et Rob était la personne qui se rapprochait le plus d'une figure paternelle à ses yeux. "Si t'es d'accord bien-sûr." C'était exactement le genre de situation qu'elle redoutait. Elle aurait aimé dire oui. Laisser à cet enfant, qui se demandait pourquoi ses camarades de classe avaient un père et pas elle ou bien à qui elle devait offrir les cadeaux de fête des pères, la chance d'avoir un peu plus d'étoiles dans les yeux. Leonor lui avait parlé de Vasyl plus d'une fois, évidemment, lui avait même montré quelques photos de quand maman n'était pas encore vieille et fatiguée parce que c'était son droit. Et qu'elle refusait de faire comme si cette partie de sa vie n'avait jamais existé. Face à son silence, Rob se rattrapa comme il put. "Oublie. Café et viennoiseries françaises avant d'aller au laboratoire ?"

(2029) Leonor avait quitté son laboratoire de l'University College London depuis un an maintenant. Départ précipité grandement forcé par le nouveau gouvernement, qui avait réquisitionné tous les travaux en lien avec la recherche biomagique. Elle avait la chance de ne pas être seule et d'être entourée de son amie la plus proche, Ayla et de Rob, fiancé depuis comme pouvait l'attester la bague qui ornait son doigt. Ils n'étaient pas en sécurité pour autant, dans les locaux d'Anderson Corp. C'était même tout le contraire. Et si Leonor s'inquiétait pour son amie sorcière, elle l'était encore plus concernant sa petite fille. Sybil qui, depuis quelques temps déjà, manifestait ses premiers pouvoirs magiques. Augustus Chewynd veillait toujours dans l'ombre, et elle savait pertinemment que ce silence ne présageait rien de bon. Il attendait juste le bon moment, l'occasion idéale pour la secouer une nouvelle fois et rompre cette pseudo-tranquilité dans laquelle elle vivait. Augustus était heureux, parce qu'après plusieurs années à batailler contre le comportement indécent de son aînée, il avait enfin eu ce qu'il voulait : elle était fiancée à un homme bien, un homme non-magique, un homme coincé tout comme lui dans les entrailles des Héritiers de Salem.